Pythons et rats
Le matin suivant l’arrivée du Grand Gel, quand Nicko ouvrit la porte du cottage, il se trouva face à un mur de neige. Armé de la pelle à charbon de tante Zelda, il se mit au travail et creusa un tunnel d’environ six pieds de long qui débouchait sur un ciel éclatant de lumière. Jenna et 412 émergèrent du tunnel à sa suite, grimaçant à cause du soleil.
— Comme ça brille ! s’exclama Jenna.
Elle mit sa main en visière pour protéger ses yeux du scintillement presque douloureux de la neige moirée de givre. Le Grand Gel avait transformé le cottage en un énorme igloo et le marais environnant en une vaste plaine arctique, rendue méconnaissable par les congères et les ombres immenses que projetait le soleil bas sur l’horizon. Maxie ne déparait pas le paysage : jaillissant du tunnel comme un boulet de canon, il se roula dans la neige jusqu’à évoquer un ours polaire surexcité.
Jenna et 412 aidèrent Nicko à déblayer un chemin jusqu’au fossé, après quoi ils firent une razzia sur la collection de balais de tante Zelda et entreprirent de chasser la neige de sa surface gelée afin de patiner tout autour. Jenna se lança la première tandis que les deux garçons faisaient une bataille de boules de neige. 412 se révéla un excellent tireur, de sorte que Nicko ressembla bientôt à Maxie.
La glace sur laquelle se tenait Jenna, aussi lisse et glissante que du verre, avait une épaisseur d’au moins quinze centimètres. Une myriade de minuscules bulles en suspens dans l’eau gelée lui donnait un aspect légèrement trouble. Malgré cela, on distinguait de longs brins d’herbe emprisonnés sous la surface et plus profond encore. Au premier coup de balai, Jenna aperçut sous ses pieds les yeux jaunes et dépourvus de paupières d’un serpent gigantesque fixés sur elle.
— Argh !
— Qu’est-ce qui se passe ? s’inquiéta Nicko.
— Des yeux. Des yeux de serpent. Il y a un serpent géant sous la glace.
412 et Nicko approchèrent.
— Ouah ! Quel morceau.
Jenna s’accroupit et gratta la neige avec les mains.
— Regardez, on voit sa queue ! Là, tout près de la tête. Il doit faire toute la longueur du fossé.
— Impossible !
— Et pourtant...
— A moins qu’ils ne soient plusieurs.
— Il n’y a qu’un moyen de s’en assurer, dit Jenna en empoignant son balai. Allez, du nerf !
Nicko et 412 l’imitèrent à contrecœur et se mirent au travail.
A la fin de l’après-midi, ils avaient découvert qu’il n’y avait qu’un seul et unique serpent.
— Il mesure au moins un mille, estima Jenna quand ils furent revenus à leur point de départ.
Le python des marais les regardait d’un air mécontent à travers la glace. Il n’aimait pas être un objet de curiosité, surtout de la part d’amuse-gueules. S’il préférait la chèvre ou le lynx, il considérait comme comestible tout ce qui avait des pattes. Il lui était arrivé d’ingérer un voyageur solitaire tombé dans un fossé qui avait eu le tort d’attirer son attention en se débattant avec trop d’ardeur. Mais, en règle générale, il évitait les animaux bipèdes. Il trouvait leurs multiples enveloppes indigestes et détestait tout particulièrement les bottes.
Le Grand Gel perdurait. Tante Zelda était résolue à prendre son mal en patience, comme tous les ans. Marcia ne tenait pas en place, mais Zelda lui fit comprendre qu’il n’y avait aucune chance pour que Silas lui rapporte bientôt son talisman. Les marais de Marram étaient coupés du reste du monde. Marcia n’avait d’autre choix que d’attendre le dégel, comme tout le monde.
Celui-ci était encore loin. Chaque nuit, le blizzard déferlait avec un grand tapage, faisant gagner quelques centimètres aux congères.
Le froid finit par chasser le boggart de sa mare. Réfugié dans la cabane de bains, il somnolait avec ravissement dans la vapeur de la source chaude.
Le python des marais resta coincé dans le fossé. Il y subsistait en dévorant les poissons et les anguilles qui passaient à sa portée et en rêvant du jour où il serait à nouveau libre d’engloutir autant de chèvres que son estomac pouvait en contenir.
Nicko et Jenna s’adonnaient avec passion au patinage. Au début, ils se contentaient de décrire des cercles autour du fossé, ce qui agaçait beaucoup le python, mais bientôt, ils se risquèrent dans le grand désert blanc du marais. Ils passaient des heures à faire la course le long des rigoles gelées, attentifs aux craquements de la glace, et aux plaintes lugubres du vent qui annonçaient parfois une nouvelle chute de neige. Jenna avait remarqué que les créatures du marais ne donnaient plus aucun signe de vie. On n’entendait plus s’affairer les campagnols ni barboter les serpents d’eau. Coincés dans les profondeurs du sol, les bobelins n’échangeaient pas le moindre couinement et les nixes, leurs ventouses collées à l’intérieur de la couche de glace, attendaient le dégel en dormant.
Si Jenna et Nicko passaient de longues heures à patiner à l’extérieur, 412 se sentait vite transi quand il restait trop longtemps exposé au froid. On eût dit qu’une partie de lui ne s’était jamais remise de son séjour sous la neige, au pied de la tour du Magicien, Parfois, Jenna s’asseyait à côté de lui devant la cheminée. Sans savoir pourquoi, elle aimait bien 412. Il ne lui disait jamais rien, mais elle ne s’en formalisait pas car il n’avait pas adressé un mot à quiconque depuis son arrivée au cottage. Pour sa part, elle lui parlait surtout de Petrus Trelawney, pour qui 412 s’était pris d’affection.
Certains après-midis, elle venait s’asseoir près de lui sur le canapé et il la regardait sortir le caillou de sa poche. Jenna aimait passer un moment devant le feu en tenant Petrus dans sa main. Il lui rappelait Silas et lui donnait l’assurance que son père reviendrait sain et sauf.
— Tiens, prends-le, disait-elle à 412 en déposant le galet gris et lisse dans sa main crasseuse.
Petrus appréciait beaucoup 412. Ses doigts étaient légèrement collants et sentaient habituellement la nourriture. Il dépliait ses quatre pattes trapues, ouvrait les yeux et léchait la main de 412. Miam ! pensait-il. Pas mauvais. Cela sentait nettement l’anguille, avec un subtil arrière-goût de chou. Petrus raffolait de l’anguille. Il léchait à nouveau la paume de 412 avec sa minuscule langue, aussi sèche et tapeuse que celle d’un chat. 412 riait. Ça chatouillait !
— Il t’aime bien, remarquait Jenna avec un sourire. Moi, il ne m’a jamais léché la main.
Le plus souvent, 412 restait assis près de la cheminée, à lire l’un après l’autre les ouvrages de la bibliothèque de tante Zelda. C’était un monde inconnu qui s’ouvrait devant lui. Avant d’arriver au cottage, 412 n’avait jamais eu de livre entre les mains. S’il avait appris à lire à la caserne, jusque-là, il n’avait eu le droit Je parcourir que d’interminables listes d’ennemis, de consignes et de plans de bataille. À présent, tante Zelda lui fournissait un assortiment sans cesse renouvelé de récits d’aventures et de manuels de Magyk dont il s’imprégnait comme une éponge. Mais un jour où Jenna et Nicko avaient décidé de rejoindre le Port en patinant (cela faisait presque six semaines qu’il gelait), 412 fit une découverte.
Il avait déjà constaté que chaque matin, pour une raison mystérieuse, tante Zelda allumait deux lanternes avant de disparaître à l’intérieur de son placard. Au début, il ne s’était pas posé de questions. Le cagibi était sombre et tante Zelda devait veiller sur un stock important de potions. Il savait que les préparations conservées dans le noir étaient les plus instables et nécessitaient une attention constante. La veille encore, tante Zelda avait passé plusieurs heures à filtrer un antidote amazonien à l’aspect trouble qui s’était grumelé au froid. Mais ce matin-là, il fut frappé par le silence qui régnait à l’intérieur du placard. D’ordinaire, tante Zelda n’était pas quelqu’un de silencieux. Son pas faisait trembler et s’entrechoquer les pots des sentinelles lorsqu’elle passait près d’eux et un grand fracas de vaisselle et de casseroles s’échappait de la cuisine lorsqu’elle s’y trouvait. Comment pouvait-elle être aussi discrète dans un espace aussi exigu ? Et pourquoi avait-elle besoin de deux lanternes ?
412 posa son livre et s’approcha en tapinois du placard. Le réduit paraissait étrangement paisible pour un endroit qui abritait tante Zelda ainsi que plusieurs centaines de petits flacons toujours prompts à tinter. 412 frappa quelques coups timides à la porte. N’obtenant pas de réponse, il tendit l’oreille. Tout était silencieux. La bienséance aurait voulu qu’il retourne à son livre. Mais allez savoir pourquoi, Thaumaturgie et sortilèges : les clés de la réussite lui semblait tout à coup bien moins intéressant que les faits et gestes de tante Zelda. Il poussa la porte et jeta un coup d’œil dans le placard.
Il était vide.
Durant quelques secondes, il craignit que tante Zelda lui ait fait une farce et il s’attendit à la voir bondir hors de sa cachette, mais elle avait vraiment disparu. Il comprit bientôt comment : la trappe béante laissait échapper une odeur de moisi et de renfermé dont il gardait un vif souvenir - l’odeur du tunnel... Il piétinait sur le seuil, indécis. Il lui vint à l’esprit que tante Zelda avait pu tomber dans la trappe par inadvertance et qu’elle avait besoin d’aide. Mais dans ce cas, elle serait certainement restée coincée : à première vue, la taille de la brave femme était beaucoup plus large que l’ouverture.
Alors qu’il se demandait comment tante Zelda avait pu se glisser à travers la trappe, il distingua la lueur jaune d’une lanterne dans le carré d’ombre découpé dans le sol. Bientôt, il entendit le pas lourd de tante Zelda (elle portait de vraies bottes, elle) et sa respiration haletante tandis qu’elle gravissait la pente menant à l’échelle de bois. Quand elle entreprit de monter celle-ci, il referma sans bruit la porte du placard à potions et retourna précipitamment s’asseoir près du feu.
Quelques minutes plus tard, une tante Zelda hors d’haleine passait la tête dans l’entrebâillement de la porte et jetait un regard soupçonneux à 412 qui dévorait Thaumaturgie et sortilèges : les clés de la réussite.
Avant qu’elle ait pu disparaître à nouveau à l’intérieur du placard, la porte du cottage s’ouvrit violemment et Nicko entra, suivi de près par Jenna. Ils jetèrent leurs patins par terre.
— Regardez ce que nous avons trouvé, dit Jenna en montrant ce qui avait tout l’air d’un rat crevé.
412 se renfrogna. Il détestait les rats. Il les avait trop côtoyés pour apprécier leur compagnie.
— Laisse-le dehors, ordonna tante Zelda. Cela porte malheur de passer le seuil d’une maison avec un animal mort, à moins qu’on ait l’intention de le manger. Et tu ne me feras pas avaler ça.
— Il n’est pas mort, ma tante. Tiens !
Elle tendit la boule de poils bruns à tante Zelda qui l’examina et la tâta avec précaution.
— Nous l’avons trouvé à l’extérieur d’une vieille cabane, expliqua Jenna. Tu sais, en bordure du marais, pas très loin du Port ? Il y a un homme dedans, avec un âne et un tas de rats morts dans des cages. On a regardé par la fenêtre, c’était horrible. Alors, l’homme s’est réveillé et nous a vus. Nicko et moi, on était sur le point de fuir quand on a trouvé le rat. Je crois qu’il venait de s’échapper. Je l’ai ramassé et glissé dans ma veste, puis on est partis en courant - ou plutôt, en patinant. Le vieux est sorti et a crié après nous, nous accusant de lui avoir volé son rat. Mais il n’avait aucune chance de nous rattraper. Pas vrai, Nicko ?
— Non, lâcha Nicko, toujours avare de mots.
— Bref, poursuivit Jenna, je crois que c’est notre rat coursier et qu’il apporte des nouvelles de papa.
— Impossible, trancha tante Zelda. Ce rat-là était gras comme un moine.
Le rat émit un faible couinement de protestation entre les mains de Jenna.
— Et celui-ci, reprit tante Zelda en enfonçant son doigt dans les côtes de la pauvre bête, est aussi maigre qu’un clou. Quoi qu’il en soit, tu as bien fait de le ramener.
C’est dans ces circonstances que Stanley arriva finalement à destination, six semaines après avoir reçu son ordre de mission. Cette fois encore, il n’avait pas fait mentir la devise du Bureau : « RIEN n’arrête jamais un rat coursier. »
Toutefois Stanley n’avait pas la force de délivrer son message. Il gisait sur un coussin devant le feu, complètement amorphe, pendant que Jenna lui donnait à manger de la purée d’anguille. Il n’avait jamais raffolé de l’anguille, surtout en purée. Mais après six semaines de captivité à ne boire que de l’eau et faire la grève de la faim, la purée d’anguille lui semblait un mets de roi. Et le fait d’être étendu sur un coussin près de la cheminée au lieu de grelotter au fond d’une cage puante était encore plus merveilleux, même si Bert lui filait parfois un coup de bec quand personne ne regardait.
Sur l’insistance de Jenna, Marcia prononça la formule destinée à faire parler un rat coursier, mais Stanley resta inerte sur son coussin sans prononcer un mot.
— Je ne suis toujours pas convaincue que vous ayez raison, dit Marcia comme le rat demeurait muet, plusieurs jours après son arrivée. Si je me rappelle bien, ce rat coursier n’arrêtait pas de pérorer, le plus souvent pour dire des imbécillités.
Stanley lui décocha un regard noir qui passa complètement inaperçu.
— C’est bien lui, affirma Jenna. J’ai élevé assez de rats pour savoir les reconnaître. Je suis certaine qu’il s’agit du rat coursier que nous avions reçu ici.
Tous attendaient dans l’anxiété que Stanley ait suffisamment récupéré pour parler. Le rat se mit à délirer sous l’effet de la fièvre ; il passait des heures à marmonner des propos incohérents qui faillirent faire perdre la tête à Marcia. Tante Zelda prépara une infusion d’écorce de saule que Jenna lui fit boire à l’aide d’une minuscule pipette. Au bout d’une semaine fertile en émotions, la fièvre finit par tomber.
Un soir où tante Zelda s’était enfermée dans le placard à potions (elle avait pris l’habitude de donner un tour de clé depuis que 412 avait risqué un œil à l’intérieur) et où Marcia élaborait des formules mathématiques, assise devant le bureau, Stanley toussa et se dressa brusquement sur son séant. Maxie aboya, Bert souffla d’un air effarouché, mais le rat coursier les ignora.
Il avait un message à délivrer.